Traduit de l’allemand par Irène Bonnaud
Disponible sur demande
Mise en scène : Jean Boillot (NEST-CDN de Thionville-Lorraine)
Quand les auteurs dramatiques allemands commencèrent à réfléchir, comme c'est le cas par exemple avec Hebbel ou avant lui avec Schiller, ils commencèrent par construire une structure. Shakespeare n'a pas besoin de réfléchir. Il n'a pas non plus besoin de construire une structure. Chez lui, le seul constructeur est le spectateur. Shakespeare ne tord jamais le cours du destin d'un homme au second acte pour rendre possible le cinquième acte. Toute chose chez lui suit son cours avec naturel. Dans le caractère discontinu de ses actes, on reconnaît l'incohérence de la destinée humaine, lorsqu'elle est rapportée par quelqu'un qui n'a aucun intérêt à la remettre en ordre et à parer une idée qui ne peut être qu'un préjugé d'un nouvel argument qui ne provient pas de la vie. Shakespeare est par nature obscur. Il est matériau absolu.
Brecht, octobre 1927.
Au centre du dialogue de 1929 entre Brecht et Fritz Sternberg, on trouve à la fois le problème du personnage et celui de la réception de Shakespeare. La crise du drame résultant d'une crise générale dans la conception de l'individu et du sujet, le théâtre se tournant désormais vers des matériaux (la bourse aux céréales de Chicago ou le commerce du pétrole) dont on ne voit plus la possibilité d'incarnation dans les figures traditionnelles du théâtre européen, le dramaturge se retrouve face à l'alternative suivante,- continuer à construire des "figures shakespeariennes" de façon anachronique ou inventer une nouvelle dramaturgie, un théâtre comparable à une "expérience sociologique". Car du point de vue de la personnalité individuelle, aucun des processus décisifs de notre époque ne peut plus être appréhendé. Dans le capitalisme tardif, explique Sternberg, l'individu disparaît en tant qu'unité non remplaçable. Brecht affirme lui aussi que les grands drames shakespeariens, contemporains de la naissance du capitalisme et du culte bourgeois de l'initiative individuelle, ne fonctionnent plus à cause du développement du capitalisme lui-même. Le mode de production capitaliste a liquidé sa propre idéologie, le culte de l'individu. Les personnages de Shakespeare donnent désormais l'impression d'être pris d'une constante "crise d'épilepsie". "Le pétrole se rebelle contre les cinq actes, les catastrophes d'aujourd'hui ne suivent plus un fil linéaire, mais prennent la forme de crises cycliques, les "héros" changent à chacune des phases du processus, ils sont interchangeables, etc". La "solution provisoire" consiste à construire des personnages sans qualités.
Mais ce vœu de pauvreté n'est plus à l'ordre du jour des pièces de l’exil. L’idéal des pièces didactiques a laissé place chez Brecht à un théâtre de la grande individualité, du spectacle, et du luxe. Et avec le retour progressif de l'individu sur la scène, le modèle shakespearien redevient central dans la dramaturgie brechtienne. Dans ses Notizen über realistische Schreibweise (1939), Brecht pose la question du personnage exceptionnel :"aucun être humain n'est un être humain moyen" et "le caractère complètement mort du personnage typique, sa médiocrité, fausseté, son absence de vie, est notoire". En polémiquant contre Lukacs, Brecht polémique aussi contre une conception de "l'être humain moyen" et fait l'éloge du personnage shakespearien dont le réalisme dépasse tout calcul. Le Roi Lear s'acharnant contre le bouton de sa chemise en agonisant est plus réaliste que telle ou telle figure déterminée par la sociologie :
Quand on parle de matériau non ouvragé, on entend une certaine surabondance de matière, qui oppose une résistance à la ligne droite de l'action; un dessin des personnages qui va au-delà de ce qui maintient l'intrigue en marche (l'être humain avec toutes ses contradictions); l'introduction de données purement factuelles qui ne trouvent pas de fonction déterminée dans le cadre de l'action ; l'enregistrement de ce à quoi on ne s'attend pas, le hasard, l'exception, ce qui dans les calculs ne tombe pas juste, bref, comme on dit, ce qui fait la différence entre la réalité de la vie et des comptes faits à une table.
En 1930, Brecht reconnaissait au naturalisme le mérite d'avoir poussé la précision psychologique tellement loin qu'elle permettait de détruire l'individualité shakespearienne et d'avoir contribué ainsi à la ruine du personnage. Brecht reproche dix ans plus tard au naturalisme de n'avoir produit aucun grand rôle. La plus grande partie du théâtre contemporain est, comme le cinéma américain, incapable de créer "un seul grand personnage", au contraire de la "dramaturgie bourgeoise des premiers temps", c'est-à dire au contraire de Shakespeare. Le passage d'un tragique du personnage chez Shakespeare au tragique de situation chez Ibsen est présenté par Brecht comme un symptôme certain du déclin de la dramaturgie bourgeoise.
Galilée, Mère Courage, Arturo Ui, ont ceci en commun que leurs contradictions et leur énergie, leur plasticité et leur mobilité, sont extraordinaires ; ils provoquent la fascination ou l'effroi, par leur "capacité accrue de vie", et surtout l'étonnement du spectateur. Brecht espère que de tels monstres auront non seulement raison des personnages "de format médiocre" du théâtre contemporain, mais aussi qu'ils détruiront la possibilité même d'un "spectateur moyen". Diviser le public, renvoyer chacun à sa puissance individuelle de critique et de décision, c'est bien le projet du théâtre brechtien contre le consensus de masse produit par l'idéologie dominante. En répétition, Brecht accentue cette tendance en traitant ses protagonistes comme s'ils étaient des géants de l'histoire universelle ou des figures mythologiques.
Au début de Maître Puntila et son valet Matti, le propriétaire terrien Puntila en est à son troisième jour de beuverie ininterrompue quand il s'aperçoit que ses compagnons d'auberge sont partis cuver ailleurs ou sont écroulés ivres morts sous la table. "Brecht raconta dans ce contexte et en guise de parabole l'histoire de Jésus au mont des Oliviers, attendant son arrestation. Il est contrarié parce que les disciples, malgré ses avertissements, se mettent à dormir. C'est à peu près la situation de Puntila. Il est seul et abandonné au sommet de la montagne. Les troupes ont pris la fuite, abandonnant leur général, il est le dernier survivant après le déluge". Dans les répétitions de cette scène d'ouverture de Puntila, Brecht multiplie les références : Puntila est "aussi dangereux que Gengis Khan" ; plus tard, lorsqu'il entreprend de traverser debout la table de l'auberge ruisselant d'aquavit, il est de nouveau "comme Jésus marchant sur les flots". Peu après, Puntila voit soudain un personnage qui l'observe et se dirige vers lui. Brecht : "Steckel, tournez-lui autour, vous avez peur, c'est comme deux patrouilles de soldats qui se rencontrent dans la jungle. Oui, c'est ça, comme deux vaisseaux qui se croisent en pleine nuit au milieu de l'océan". Finalement, Puntila découvre dans la silhouette mystérieuse un être humain (qui s'avère être Matti, son chauffeur). Brecht : "oui, Steckel, c'est une surprise, un soulagement extraordinaire. Vous êtes comme Stanley découvrant Livingstone au milieu de la jungle".
Tableaux célèbres de l'Histoire universelle, images d'épopées, scènes de guerre, personnages de Shakespeare, et surtout épisodes de la Bible - les mêmes références reviennent sans cesse pour donner des indications aux acteurs, quelle que soit la scène à jouer, repas, beuverie, discussion politique, fête au village, soupe renversée sur le sol d'une cuisine. A chaque fois, le même procédé : les scènes les plus triviales de la vie quotidienne doivent être jouées comme s'il s'agissait d'événements historiques ou légendaires, les personnages devenant du même coup eux aussi historiques, mémorables.
Le 22 mai 1944, Brecht écrit dans son journal :
La procession des personnages s'allonge. Baal, Garga, Shlink, Maë Garga, Eduard, Gaveston, Königin Anna, Galy Gay, Begbick, Joan Dark, Mauler, Wlassowa, Callas, Iberin, Judith Callas, Galilei, Shen Te, Sun, Der Wasserverkäufer, Mutter Courage, Die stumme Kattrin, Puntila, Matti, Ui, Malfi, Der Herzog, Simone, Grusche, Azdak.
En notant avec fierté, dans son journal, la liste des personnages qu'il a créés, Brecht montre que sa plus grande ambition de dramaturge est de créer des rôles pour le répertoire ; il est significatif qu'il ne consigne ni les titres des pièces, ni les thèmes abordés. Comme Shakespeare est le créateur de Hamlet, de Macbeth ou de Richard III, Brecht tient absolument à rester le créateur de Puntila et de Mère Courage.
Adjudant
Halte ! Vous appartenez à quel régiment, racaille ?
Eilif
Au Deuxième finnois.
Adjudant
Où sont vos papiers ?
Mère Courage
Nos quoi ?
Fromage Suisse
Mais c’est la Mère Courage !
Adjudant
Jamais entendu parler. Pourquoi elle s’appelle Courage ?
Mère Courage
Je m’appelle Courage, parce que j’ai craint la ruine, adjudant, et sous le feu des canons, j’ai foncé dans Riga assiégée avec cinquante pains dans la carriole. Ils commençaient à moisir, fallait vendre, pas le choix.
Adjudant
Trêve de plaisanteries. Où sont les papiers ?
Mère Courage farfouille dans une boîte en fer blanc, en sort quelques papiers en désordre et descend de la carriole
Voilà tous les papiers en ma possession, adjudant – vous verrez, il y un missel complet, trouvé à Rome, pratique pour envelopper les cornichons, une carte de la Moravie, Dieu sait si je n’irai jamais là-bas, tant pis, la souris la mangera, et ici c’est marqué bien officiel que mon cheval n’a pas la fièvre aphteuse,- il a crevé quand même, quinze florins il avait coûté, pas à moi, Dieu merci. Ça fait assez de papier ?
Adjudant
Tu veux me baiser, c’est ça ? Je te ferai passer ton insolence. Tu sais qu’une licence est obligatoire.
Mère courage
Restez convenable et n’allez pas raconter à mes enfants que je veux vous baiser, ça ne se fait pas et d’ailleurs vous ne m’intéressez pas. Ma licence, c’est mon visage honnête, et si vous n’arrivez pas à le lire, je ne peux pas vous aider. Je ne vous laisserai pas y mettre un tampon.
Sergent-recruteur
Mon adjudant, je flaire un esprit d’insubordination chez cette personne. Au camp nous avons besoin de discipline.
Mère Courage
Je pensais, de saucisses.
Adjudant
Nom.
Mère Courage
Anna Fierling
Adjudant
Vous vous appelez tous Fierling ?
Mère Courage
Comment ça ? Je m’appelle Fierling, pas eux.
Adjudant
Je croyais que tout ça c’était tes enfants ?
Mère Courage
Oui,- mais pourquoi ils s’appelleraient comme moi ?
Elle montre son fils aîné.
Lui par exemple s’appelle Eilif Nojocki,- pourquoi ? - son père était finnois, il a toujours prétendu s’appeler Kojocki ou Mojocki. Le gamin s’en souvient, de son papa, sauf que c’est d’un autre dont il se souvient, un Français à barbiche. Sinon, il a hérité de l’intelligence de son père– celui-là, il pouvait retirer le pantalon d’un paysan et le laisser cul à l’air sans qu’il s’en aperçoive.
Bref, c’est comme ça : chez nous, chacun a un nom bien à lui.
Adjudant
Quoi ? Chacun, un nom différent ?
Mère Courage
Ne faites pas l’innocent.
Adjudant montre le plus jeune des fils
Alors celui-là, c’était avec un chinois ?
Mère Courage
Raté ! Un suisse.
Adjudant
Après le Français ?
Mère Courage
Quel Français ? Je ne connais pas de Français. N’embrouillez pas tout, ou on sera encore là ce soir. Un Suisse, mais lui s’appelle Fejos, le nom n’a rien à voir avec son père. Le Suisse s’appelait autrement, il était charpentier, il travaillait aux fortifications, seulement il buvait.
Fromage Suisse hoche la tête, ravi, et même Kattrin, la muette, s’amuse.
Adjudant
Comment il peut s’appeler Fejos alors ?
Mère Courage
Je ne veux pas vous faire de la peine, mais de l’imagination, vous n’en avez pas beaucoup. Il s’appelle bien sûr Fejos parce que, quand il est arrivé, j’étais avec un Hongrois, ça lui était bien égal, au Hongrois, il avait la maladie des reins, bien qu’il n’ait jamais touché une goutte d’alcool, un homme très honnête. Le gamin tient de lui.
Adjudant
Mais ce n’était pas son père ?
Mère Courage
Mais il tient de lui.
Développé avec Berta